Le silence des agneaux (y'a pas de mêêêê)

3 décembre 2013

 

La dichotomie attaque/parade paraît évidente dans bien des domaines : on imagine mal un joueur d’échec qui ne protégerait pas ses pièces maîtresses, une équipe de football sans gardien, un chevalier sans armure, un grand pays sans service de contre-espionnage. Toute forme de confrontation, militaire ou sportive comporte une dimension offensive ET une dimension défensive.

 

Finalement, il n'y a que dans le domaine économique que "se protéger" pose problème. Je ne suis pas économiste, et ne passerai pas ici en revue les vices et vertus supposés ou réels du libre-échange, mais je constate que le protectionnisme est très débattu. Critiqué en tant qu’intervention de l’État faussant le jeu concurrentiel entre entreprises, il est défendu en tant que bouclier permettant de parer les coups dans une guerre économique entre Etats. Etats dont la puissance dépend de la santé de leurs entreprises. Débat passionnant, mais ce n'est pas mon sujet.

 

En revanche,  je crois qu'il est important de considérer que la protection contre la concurrence ne se joue pas qu’à un niveau macro-économique. On dit d’une entreprise qu’elle mène des offensives (lancement de nouveaux produits, entrée sur un marché voisin, etc.). Il y a donc bien des entreprises concurrentes qui doivent, elles, défendre leurs parts de marché (en faisant plus de publicité, en baissant les prix, etc.). Mais curieusement, les aspects défensifs de la concurrence font peu partie du discours managérial, et sont rarement les éléments saillants de la légende des grands capitaines d’industrie, ou l’objet de cours en école de commerce. Au niveau micro-économique, on se défend donc (sans que cela ne suscite de grands débats théoriques comme lorsqu’il s’agit d’un État), mais l’on en parle peu.

 

Au mieux, on utilise des euphémismes comme « management du risque ». Au pire, on parle de "paranoïa". Loin de moi l’idée de nier l’avantage de la pratique du management du risque, bien au contraire. Je plaide d'ailleurs coupable, j'ai moi-même forgé l'expression de "management du risque informationnel" dans mon travail doctoral au début des années 2000... parce que, dans la littérature managériale de l'époque, "management du risque" était l'expression qui se rapprochait le plus de ce dont je voulais parler. Non, je n'ai rien contre le management du risque, et en tant que théoricienne, je continue même de lui trouver de nombreuses vertus. Mais je crois aussi cette expression symptomatique de la difficulté de parler franchement du besoin de protection, de sécurité, voire de sûreté des acteurs économiques que sont les entreprises. Quant aux vrais paranos, oui, il en existe dans la communauté de l'IE, mais ils sont une infime minorité.

 

Ce que la majorité des acteurs de l'IE essayent simplement de dire, c'est qu'il faut mettre sa ceinture de sécurité sur les autoroutes de l'information. Qu'il n'est pas inutile d'avoir un air-bag, une assurance, de jeter un coup d'oeil dans le rétro, et de contrôler la pression des pneus de temps en temps. Alors, oui, certains voudront vous empêcher carrément de prendre la route. Certains vous montreront d'atroces images d'accidents (qui n'arrivent pas qu'aux autres). Certains vous diront qu'à moins de rouler en char d'assault, vous prenez des risques (ce qui est vrai, mais il n'y a pas de risque zéro, même en char). D'autres vous vendront des gadgets illégaux supposés vous permettre d'enfreindre les règles et d'aller plus vite. Mais au final, c'est vous qui décidez. Ceinture, ou pas ceinture ?

 

Comme un automobiliste sur la route, une entreprise existe dans un monde où l'accident (perte de données suite à un incendie, par exemple) est possible, voir probable. Mais en plus, rappelez-vous que sur cette route, vous faites la course, et que certains de vos concurrents n'hésiteront pas à vous pousser dans le fossé. Alors ceinture ou pas ceinture ?

 

Le silence relatif sur la dimension défensive de l’activité managériale et le peu de noblesse qu'on lui accorde dans le story-telling entrepreneurial expliquent peut-être en partie pourquoi la dimension « protection » de l’intelligence économique semble parfois, par contraste, relever de la paranoïa. Il ne s'agit pourtant que de remettre à sa juste place l'idée de se protéger des offensives de la concurrence. Si un Etat trouve plus noble d'appeler "ministère de la Défense" son ministère des armées, pourquoi serait-il honteux de parler de sécurité économique et de protection en entreprise ?

 

Le silence des agneaux n'empêche pas l'abattoir, taire la dimension défensive de la concurrence ne peut qu'augmenter la gravité des accidents ou des attaques informationnelles. Il est donc important de revaloriser, dans les discours manageriaux, la protection de l'entreprise, de son savoir-faire. Les métaphores routières ou footbalistiques peuvent y contribuer, mais je suis preneuse de toute autre suggestion !

Le Journal of Intelligence Studies in Business vient de naître. Je fais partie des heureux parrains et marraines en tant que membre du comité éditorial. Thibault Renard (Direction Intelligence Économique de l'ACFCI) résume très bien le contexte et les enjeux de cette naissance ici.

 

J'ajouterai seulement à son commentaire que cette naissance ne suffira pas à résoudre le problème de l'incitation à la recherche en IE en France. Le problème des chercheurs français, c'est qu'ils sont évalués sur liste AERES (ici en éco-gestion) ou CNRS. Or il n'y a pas de revue spécialisée en IE classée par l'AERES (encore moins par le CNRS). Avec d'autres chercheurs de l'équipe IE du CEREGE, j'avais déjà soulevé le problème en juin 2009 (document ci-dessous). J'avais renouvelé mon inquiétude devant, entre autres, Olivier Buquen en décembre 2009. Je sais qu'il avait pris le problème au sérieux car j'avais été recontactée par un de ses collaborateurs. Qu'en est-il depuis ? L'AERES a classé quelques revues anglo-saxonnes qui, sans être spécialisées, sont très ouvertes aux articles sur l'IE (Journal of Strategic Marketing, Marketing Intelligence and Planning). C'est un premier pas. Mais il faut aller plus loin et soutenir la seule revue académique francophone du domaine : la R2IE. A suivre...

Attention ! Si l'argumentaire ci-contre reste valable, la liste des revues proposée est caduque, certaines ayant disparu depuis. Reste la R2IE.
Proposition classement revues IE AERES_C
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